mardi 15 juillet 2008

Dispartition des langues

L'Express du 02/11/2000 "Une langue disparaît tous les quinze jours" par Dominique Simonnet
http://sauv.free.fr/archives/express021100.htm

Claude Hagège, professeur au Collège de France

Il existe aujourd'hui, dans le monde, environ 5 000 langues parlées. Une langue disparaît tous les quinze jours! Vingt- cinq chaque année. Faites le compte: dans un siècle, si rien n'est fait, nous aurons perdu la moitié de notre patrimoine linguistique, et sans doute davantage à cause de l'accélération due aux prodigieux moyens de communication. Ce phénomène affecte les langues indonésiennes, néo-guinéennes et africaines (plus de la moitié des 860 langues de Papouasie-Nouvelle-Guinée sont en voie d'extinction, la moitié des 600 langues indonésiennes est moribonde), mais il concerne aussi les autres langues de la planète, menacées par l'anglo-américain. C'est un véritable cataclysme, qui se produit dans l'indifférence générale. Une langue qui disparaît, ce ne sont pas seulement des textes qui se perdent. C'est un pan entier de nos cultures qui tombe. Avec la langue meurt une manière de comprendre la nature, de percevoir le monde, de le mettre en mots. Avec elle disparaît une poésie, une façon de raisonner, un mode de créativité. C'est donc d'un appauvrissement de l'intelligence humaine qu'il est question. Prenez les langues dites «à classes», comme les langues africaines, qui désignent les objets en les rangeant par catégories: longs, ronds, comestibles, non comestibles, etc. Eh bien, nous perdons ces précieuses classifications que l'esprit humain avait conçues pour ordonner l'Univers, ainsi que la connaissance d'espèces vivantes.
Comment meurt une langue?Elle est généralement la victime d'une autre langue dominante, propre à ceux qui possèdent le pouvoir et l'argent ou s'imposent par l'armée, les médias, l'école; cette autre langue dispose d'une hégémonie politique, économique, sociale, et, surtout, elle a du prestige. En Inde, en Afrique, nombre de langues qui ont pourtant résisté à la colonisation sont aujourd'hui menacées par les grandes langues indiennes ou africaines, comme le swahili, le peul (en Afrique centrale), le haoussa (au Niger et au Cameroun) ou le ouolof (au Sénégal), particulièrement dangereuses parce qu'elles ne sont pas suspectes d'être des langues de l'étranger et possèdent le prestige des grandes langues africaines. Une langue qui n'est plus parlée par les enfants est menacée. C'est ainsi que disparaît petit à petit la diversité linguistique. Beaucoup de familles de la bourgeoisie, dans divers pays du monde, ont adopté l'anglais comme langue de prestige. L'anglais conduit les langues à l'extinction, comme le latin autrefois.
Ecrire une grammaire, un dictionnaire, c'est la seule manière de sauver une langue. Mais cela ne suffit pas: pour qu'elle se parle derechef, il faut aussi une vraie volonté, un vrai désir de la communauté.
Y a-t-il des exemples où ce désir s'est exercé?Le plus spectaculaire, c'est, bien sûr, l'hébreu. Dans les années 1920-1925, il était mort depuis 2 520 ans. Depuis que Nabuchodonosor II avait exilé les juifs à Babylone, six cents ans avant la naissance de Jésus-Christ, même celui-ci, Yeochoua de Nazareth, parlait araméen, comme tous les juifs de son temps. En 1920, la diaspora parlait le judéo-allemand ou yiddish, le judéo-espagnol ou judesmo. L'hébreu avait perdu la parole, mais il imprégnait toujours la vie rituelle, puisqu'on s'en servait comme langue liturgique. Grâce, notamment, à Ben Yehuda, jeune juif russe, on est revenu à la langue des origines. Pourquoi? Parce que l'on disposait d'une littérature énorme, de la Bible, bien sûr. Mais aussi parce qu'une volonté gigantesque s'est manifestée, celle de la survie, qui faisait face à la longue série de tentatives de génocide, depuis Amalek jusqu'à Hitler. Si une société humaine veut vraiment ressusciter sa langue, elle le peut.
Paradoxalement, ce qui peut sauver les langues, c'est le réveil des nationalismes.Neuf fois sur dix, le nationalisme politique se double d'un nationalisme linguistique. Après la Seconde Guerre mondiale, lors de la partition de l'Inde et de la création du Pakistan, les gens se sont battus de manière sanglante pour distinguer deux variantes de la même langue: l'ourdou, la variante musulmane, et le hindi, la variante brahmanique, qui sont aujourd'hui en passe de devenir deux langues distinctes. Regardez les Croates: ils ne rêvent que de construire un croate différent du serbe, en puisant dans les dialectes de Dubrovnik ou d'ailleurs. Je crois pourtant qu'il y a un «bon» nationalisme, une renaissance du sentiment identitaire, qui profite aux langues. Mais la condition principale pour sauver les langues, notamment pour les pays d'Europe face aux Etats-Unis, c'est la construction d'une puissance économique. L'anglo-américain est envahissant parce qu'il est la langue des pays les plus puissants. La vraie réponse à la question linguistique est économique.
L'aptitude au langage est ce qui nous distingue des singes. Et nos langues sont ce que nous avons de plus humain. C'est une bonne raison pour les défendre, non?

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