La connaissance scientifique
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Il semble que le savoir scientifique acquis soit toujours essayé, toujours contrôlé, toujours critiqué. Un peu de doute potentiel reste toujours en réserve dans les notions scientifiques (…). On ne l’élimine pas par une expérience réussie. Il pourra renaître, s’actualiser quand une autre expérience est rencontrée. Et, précisément, à la différence de la connaissance commune, la connaissance scientifique est faite de la rencontre d’expériences nouvelles ; elle prend son dynamisme de la provocation d’expériences qui débordent le champ d’expériences anciennes. On n’est donc jamais sûr que ce qui fut fondamental le restera. Le dogmatisme scientifique est un dogmatisme qui s’émousse. Il peut trancher un débat actuel et cependant être dans l’embarras quand l’expérience enjoint de « remettre en question » une notion. Tout savoir scientifique est ainsi soumis à une auto-critique. On ne s’instruit, dans les sciences modernes, qu’en critiquant sans cesse son propre savoir.
Bachelard
Au 18e siècle Newton développe la théorie de la mécanique sur l’espace et le temps considérés comme absolus. Au 20e siècle, Einstein bouleverse cette approche dans la Relativité en considérant que temps et espace sont relatifs l’un à l’autre. D’une époque à l’autre, les connaissances scientifiques se contredisent. Ces contradictions sèment le doute. Quelle est la caractéristique essentielle de toute science moderne ?
Dans ce texte, Bachelard souligne cette spécificité : le savoir scientifique s’auto-critique sans cesse. Sa réflexion s’organise autour de trois parties et de trois concepts : l’expérience, la connaissance commune et le dogmatisme. Si la démarche expérimentale est toujours sujette à des remises en cause, pourquoi ? Il s’agit d’analyser les limites de l’induction et son dépassement dans la déduction.
La première partie explique cette critique incessante par le recours à l’expérience. La connaissance scientifique fait toujours référence à la vérification expérimentale. L’expérimentation est l’ensemble des procédures expérimentales qui permettent de valider une hypothèse. Celle-ci est l’objet de changements incessants, pour au moins deux raisons.
-Il est toujours possible de changer les paramètres de l’expérimentation. Le savoir validé par une expérience peut être remis en cause par une expérience future, dans laquelle les paramètres ont variés : intensité, pression, vitesse.
-Elle dépend de l’hypothèse préalable et des outils d’expérimentation et de mesure. Elle est donc dépendante de l’évolution des outils conceptuels et techniques d’une époque. L’évolution des techniques et des connaissances laisse la porte ouverte à des expériences futures inédites. Ainsi, une expérience réussie peut être contredite par une expérience plus complexe, quelques années après. Cette structure du savoir scientifique interdit donc toute certitude, elle conserve au creux de tout savoir, une poche de doute, de remise en cause potentielle. Au fil des avancées, il est nécessaire de toujours, à nouveaux « essayé, contrôlé, critiqué » encore.
Ces variations expérimentales toujours possibles permettent de distinguer savoir scientifique et connaissance commune dans la deuxième partie.
La connaissance commune s’en remet aux expériences habituelles, aux usages communs des choses pour se développer et se satisfaire d’elle-même. Elle repose sur l’évidence de l’habitude et la satisfaction des besoins immédiats. Le soleil décrit un arc de cercle au-dessus de nos têtes, il semble bien que le soleil tourne autour de la terre. Cette connaissance suffit à expliquer le phénomène à partir de l’expérience la plus courante et à prévoir la succession des jours et des nuits. Par contre, la science ne s’en remet pas à l’expérience immédiate et commune, elle va plus loin, au-delà. Elle « déborde le champ des expériences anciennes » et toujours identiques, provoque des expériences inédites en changeant les paramètres. Elle ne se satisfait pas de la réponse commune, elle fait de nouvelles hypothèses et entend les vérifier.
La connaissance scientifique n’est donc pas la connaissance commune, et cependant elle ne se présente pas comme un nouvel ensemble de certitudes : un dogmatisme, troisième partie. Le dogmatisme désigne l’attitude de l’esprit qui s’accroche à des certitudes éternelles sans pouvoir démontrer ou montrer, la religion est généralement son espace. Si la science remet en cause les connaissances communes, elle risque de prétendre apporter des certitudes parce que vérifiées expérimentalement. Non, nous dit l’auteur. Le dogmatisme est un obstacle au développement scientifique. Il suscite le malaise quand une expérience nouvelle le remet en cause. La certitude doit laisser place à un doute potentiel. La science se construit sur un horizon d’incertitude, une possibilité toujours ouverte de nouveautés, d’approfondissements inattendus. La première partie nous a expliqué pourquoi.
Le texte peut se terminer comme il a commencé en soulignant la détermination essentielle du savoir scientifique : « critiquer sans cesse son propre savoir ». Cependant, peut-on faire honneur à cette prétention de l’esprit à accéder à des certitudes absolues, nécessaires et universelles? La démarche intellectuelle ne doit alors plus s’appuyer sur l’induction mais la déduction. Nous passons des sciences expérimentales aux sciences formelles : mathématiques et logique.
L’évolution incessante des sciences expérimentales, comme le souligne Bachelard, est à chercher dans les limites de toutes expériences. D’un point de vue philosophique et non plus épistémologique, Kant nous explique ces limites. Toute expérience ne peut être que particulière, elle est attachée à un lieu et un espace. Elle nous apprend ce qui fut et ce qui est, non ce qui sera toujours ou ce qui doit être. L’induction qui consiste à formuler une loi générale à partir d’une expérience répétée ne peut donc être généralisée. Ce n’est pas parce que je n’ai jamais vu de cygne noir que les cygnes noirs n’existent pas. Si nous l’affirmons, nous faisons « une extension arbitraire de valeur ». La conclusion d’une expérience, même renouvelée, n’est pas absolument vraie, elle ne peut être que probable. C’est ainsi que l’on dit qu’une théorie scientifique est valide… le temps que des expériences plus poussées la remettent en cause. La Mécanique de Newton devient un cas particulier de la Relativité d’Einstein, explication des phénomènes à petites vitesses et à petites distances.
Mais le génie de l’Antiquité grecque fut de dépasser cette limite inhérente à ce mode de connaissance par les mathématiques. Elles ne reposent plus sur l’expérience. En effet, dans une équation, la variable x peut représenter tout et n’importe quoi. La référence à un objet est superflue. Les mathématiques sont une science formelle parce qu’elle s’attache à la forme du raisonnement. Son objet, les êtres mathématiques comme le point, le nombre imaginaire, n’a plus rien à voir avec une chose observable.
Se détournant volontairement de toute expérience sensible avec le formalisme qui se développe au 19e siècle, les mathématique n’ont recours qu’à l’évidence des axiomes et la cohérence de la déduction, évidence et cohérence qui s’imposent à tout esprit. La logique désigne l’ensemble des règles qui assurent la cohérence de la déduction. Le théorème déduit d’un ensemble d’axiomes s’impose à l’esprit : il est donc nécessaire, et cette contrainte rationnelle est reconnue par tout esprit doué de raison : le théorème est universel. Ainsi les mathématiques proposent une connaissance qui ne fait plus place au doute quand elle a défini ses axiomes et ses relations logiques. Le système des nombres naturels de Péano est arrivé à un tel degrés de concision et de cohérence que son évolution ultérieure semble exclue. Il se suffit à lui-même.
Contrairement à ce que nous pensons habituellement, la science ne nous livre pas des certitudes, mais des connaissances sujettes à évolution. Cette limite est sa richesse, elle s’approfondit sans cesse. Seule, les mathématiques qui abandonnent le sol de l’expérience, peuvent prétendre à un savoir universel et nécessaire quand elles prennent la concision des axiomatiques contemporaines.
mardi 15 juillet 2008
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