LA PLURICULTURALITÉ EUROPÉENNE
ET SA LOGIQUE HISTORIQUE
Bernard Poche
CERAT Politique Administration Ville Territoire
CNRSΊuniversite Grenoble II
http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/2042/14713/1/HERMES_1999_23-24_49.pdf
Un schéma de la diversité
Dire, à propos de l'Europe, que l'on a affaire à un monde pluriculturel, peut paraître une
banalité, ou, du moins, une vérité première ne nécessitant pas une investigation en profondeur.
Mais si l'on juxtapose, à ce propos, deux types d'incertitudes ou d'ambivalences, l'un portant sur
l'espace (de quoi parle-t-on quand on parle d'Europe ?) et l'autre, sur le temps (comment
associer une histoire complexe avec notre contemporanéité ?), on s'aperçoit qu'il n'en est rien.
Le modèle (ou le schéma) de la pluriculturalité, est peut-être spécifique à l'Europe et il constitue
une piste de réflexion fructueuse, à condition de lui conférer sa pleine dimension, avec toutes les
exigences intellectuelles qu'elle comporte.
Observons d'abord que la combinaison, sans doute non spécifique, de mémoire et d'oublis
sélectifs, d'une part, et d'une « langue de bois » d'autre part, brouille cette piste et obscurcit les
débats. Commençons donc par préciser sur quelles bases nous nous fondons.
Tant pour l'espace que pour le temps, la dimension historique se révèle majeure, surtout si
on l'utilise pour réfléchir sur les discours produits dans les divers sous-ensembles du continent
et pour s'interroger sur leur raison d'être, sur leur logique propre, c'est-à-dire historique. Parler
d'Europe alors qu'elle n'a pas de limites géographiques physiques précises, mis à part deux
détroits, souvent évacués comme limites symboliques, Gibraltar, à l'Ouest, et l'ensemble constitué
par les Dardanelles et le Bosphore, à l'Est, — et bien sûr, les mers qui s'étendent entre
les deux et les prolongent à chaque extrémité — renvoie donc au thème historique de la
frontiere.
Frontière et culture
Nous n'entrerons pas dans le détail des débats actuels à ce sujet, sinon pour préciser que la
frontière est toujours invoquée avec une connotation d'histoire culturelle, plus que militaire, et
avec une signification forte attribuée à tout ce qui touche à la cohérence des ensembles humains
correspondants. Ces dernières années, on a constamment invoqué le poids conféré à ces deux
limites, non coïncidentes, celle qui sépare le christianisme romain et réformé du monde
orthodoxe, et celle qui permet de distinguer l'espace qui ne fut pas soumis à l'Empire ottoman
dans ses confins stabilisés à la fin du xviie siècle, de celui qui a fait partie du monde « turc »
jusqu'au milieu du xixe siècle. Ces deux frontières symboliques, terme sur lequel on insiste ici
afin de marquer la différence avec les visions qualifiées de géopolitiques, permettent de ne pas
mettre en évidence les questions strictement ethnolinguistiques, celle par exemple correspondant
à une éventuelle « entité slave ». Il est clair que, depuis le « point de vue » de la Pologne ou
de la Croatie, les deux limites évoquées seront données pour pertinentes, et la « frontière de
l'Europe » écarte alors nettement de celle-ci la Russie, tout en laissant planer quelques doutes
concernant la Roumanie et plus encore, la Bulgarie, voire même parfois l'ensemble des Balkans.
On aboutit ainsi, comme hypothèse de travail à propos de la pluriculturalité en Europe, à
un ensemble comprenant les Etats de l'Ouest et du Nord (Italie incluse), les anciens « Empires
centraux » (Allemagne et Autriche-Hongrie) en y incluant la totalité de la Pologne et de
l'ex-Yougoslavie, augmenté de la Grèce et de l'Albanie, ces deux pays, comme la Serbie,
constituant des « marches » pour des raisons tant culturelles qu'historiques. D'une part, ne pas
traiter dans une démarche commune de la Hongrie, de la Bohême ou de la Pologne au même titre
que des pays de l'Europe dite des Quinze paraît totalement absurde eu égard à la manière dont
l'Europe s'est constituée. D'autre part, cela permet de se démarquer à la fois du modèle
« centraliste plus ou moins décentralisé » qui passe facilement, en France, en Angleterre ou en
Italie, pour le seul modèle de société possible (c'est-à-dire, subsidiairement, comme le placage
du schéma étatique sur la société) et du néo-institutionnalisme « bruxellois » qui tend à donner
comme équivalent formel aux societes européennes, l'ensemble des traités et des réglementations
successifs qui ont émané de la Communauté, puis de l'Union.
Si l'on tient compte d'un passé somme toute récent, en particulier de ce xixe siècle européen
qui a duré jusqu'en 1914 et constitue la matrice culturelle de notre continent, on rencontre sur
cet ensemble des caractéristiques relativement précises et comparables, à cette condition de
définir précisément leur nature, sans y rechercher une mythique « unité ». Là n'est pas le
problème, non plus que dans la question d'un centre ou d'une « capitale » : ces éléments ne
peuvent qu'appartenir à une conception d'abord étatique, ensuite uniformisante, donc « jacobine
». Or, dès que l'on franchit les frontières de l'Est et du Nord-Est de la France louisquatorzienne,
napoléonienne et républicaine, ce modèle perd de sa pertinence et, si l'on
s'astreint à placer l'origine du regard quelque part dans la partie médiane du continent, il
disparaît totalement.
Etats unitaires et cultures hétérogènes
On dira donc que la première caractéristique de l'Europe est d'être un espace profondément
divers et subdivisé. Cette fragmentation, héritée du flux et du reflux incessant des
≪ peuples » historiques et de la construction des États monarchiques ou oligarchiques sur le
mode patrimonial, a « travaillé » cet espace jusqu'à rendre cette subdivision consubstantielle
aux sociétés. La seconde est directement issue de la première ; en effet, ces diversités, ces
structures hétérogènes de représentation, se sont presque partout constituées en dehors des
pouvoirs militaro-politiques. La totalité des Etats — ou des formes politiques modernes — s'est
constituée en regroupant, à des échelles très variées, des éléments hérités de systèmes d'autorité
très anciens, en tout cas pré-modernes, que ces Etats ont fédérés sans le plus souvent se
préoccuper de les unifier sur le mode de l'organisation sociale et des formes culturelles1. C'est
vrai de l'Europe centrale et balkanique ; on le vérifie encore largement, au moins jusqu'au
dernier tiers du xixe siècle, dans l'Allemagne proprement dite et en Italie ; et les tentatives de
fusion/homogénéisation entreprises dans les pays Scandinaves, aux Pays-Bas et en Belgique, en
Espagne et même, dans une moindre mesure, en Angleterre ont pour l'essentiel échoué. Quant
à l'Italie, après une phase où prédomine l'idéologie de l'homogénéisation moderniste, qui ne
concernait d'ailleurs que les élites économiques et politiques (y compris, pour ces dernières, le
mouvement fasciste et le communisme de l'après-guerre), elle est à nouveau confrontée à une
forte hétérogénéité « géographique » des représentations propres de la structure sociale. Dans
un tel contexte, la France reste le seul pays qui ose encore se prétendre doté d'une culture unifiée
et unitaire, proposition d'ailleurs assez contestable comme on le sait.
Si l'on vient juxtaposer ces deux éléments, ce qui caractérise l'Europe dans son histoire, c'est
à la fois la persistance d'aires culturelles de type societal qui ne sont pas réductibles les unes aux
autres — sans qu'elles soient pour autant inconciliables ou antagonistes — et la gestion « en
cohabitation » de cette pluralité de cultures, soit simplement par les échanges inter-groupaux,
soit par le moyen de structures politiques relativement souples (au moins jusqu'au xixe siècle),
sans qu'il y ait identification, confusion, entre le politique et le societal.
L'autonomie relative du culturel et du politique
On pourrait multiplier les illustrations à l'appui de ce qui ne saurait constituer une simple
affirmation. Si on utilise le terme de culture dans son acception la plus large — les traits
linguistiques et coutumiers, les aspects techno-économiques, comme le rattachement religieux
ou les diverses formes que revêtent arts plastiques, musique et littérature —, on constate que
l'évolution de ces phénomènes culturels et la manière dont on les perçoit de l'extérieur ne
doivent pas grand-chose à une action quelconque de pouvoirs publics de niveau étatique, et rien,
ou presque, aux limites politiques. Même le roi de France se soucie peu d'unifier son royaume
sur ce point, et l'Alsace demeure largement de culture germanique, y compris dans la langue
écrite, tout comme la région de Perpignan demeure catalane. Et pour prendre deux exemples
contrastés, à la fin du xviif siècle, si les réformes du joséphisme visent à normaliser la gestion
administrative, elles ne cherchent nullement à germaniser l'Empire des Habsbourg ; de même,
l'Italie, but de ce voyage initiatique appelé alors le « Grand Tour », est-elle perçue — de manière
d'ailleurs vague et imprécise, puisque l'italianité du Piémont ou des Deux-Siciles est souvent
contestée — comme la terre d'une culture relativement définissable dans le domaine des arts,
alors même que nul n'envisage qu'elle puisse un jour constituer un Etat. On pourrait appliquer,
bien entendu, ce type d'analyse aux Provinces-Unies, à la « République des Nobles » polonolituanienne,
etc.
L'Europe se présente comme la juxtaposition d'États beaucoup moins unitaires que ce que
l'historiographie du xixe siècle a imaginé. Cet assemblage recouvre lui-même, de manière parfois
aléatoire, ce qu'on pourrait appeler une confédération de structures culturelles localisées. Les
Etats, lorsqu'ils ne représentent pas des oligarchies de type « notabiliaire » ou pluricommunal,
se sont constitués comme des « biens de famille » (c'est d'ailleurs la seule définition qu'on puisse
donner des possessions de la Maison d'Autriche, c'est-à-dire les domaines des Habsbourg, hors
la Bohême-Moravie et la Hongrie2) et leur hétérogénéité n'est pas plus une difficulté que celle
qui caractériserait un quelconque patrimoine personnel.
Sans entrer dans une investigation à l'échelle mondiale, l'Europe, si elle n'est pas la seule
zone de la planète à fonctionner sur ce modèle, va voir, à travers diverses « modernisations », la
presque totalité de ces aires se maintenir jusqu'à l'époque contemporaine ; et ce, sans que leurs
éléments culturels constitutifs soient fortement réduits ou dénaturés afin de servir de manière
définitive à l'édification d'un Etat. Les exceptions sont relativement peu nombreuses ; elles
concernent par exemple la Hongrie ou la Pologne3. Mais même la France et l'Italie, pays où la
bureaucratisation homogénéisante est allée le plus loin, n'ont pas constitué leurs systèmes
culturels infranationaux comme des éléments purs et simples d'une culture nationale, se
contentant de superposer cette dernière aux cultures locales ou régionales, elles-mêmes considérées
comme mineures. Ce n'est qu'assez récemment, lors l'opération de mise en patrimoine,
que l'on a tenté d'intégrer les restes fossilisés des cultures régionales, au sens large, dans un
« patrimoine national », tout comme on l'avait fait, dès la Révolution, pour les seuls grands
édifices et les oeuvres d'art (sculptures, tableaux, etc.) qui leur étaient attachés (Poulot, 1997).
Dans le reste de l'Europe, la constitution, en 1918, d'Etats assez artificiels, puis le recouvrement
par les régimes socialistes de l'Est ont, paradoxalement, contribué à la survie des cultures
sociétales.
En revanche, à l'extérieur de l'Europe, rares sont les zones où cette dichotomie entre
système culturel et système politique a survécu. Il existe évidemment le cas de l'Inde, mais en
règle tout à fait générale, soit des Etats se sont constitués par voie purement politique sur un
espace où la différenciation culturelle était faible, soit les Etats surgis dans un processus de
modernisation ont fait en sorte de ne pas tenir compte de cultures préexistantes, les réduisant à
des aspects « primitifs ». La première catégorie correspond à peu près aux Amériques (avec
Γ« exception » franco-canadienne), la seconde au continent africain.
La spécificité culturelle européenne
Nous aurons l'occasion de préciser, dans la fin de cet article, la pertinence et le sens exact de
cette spécificité. Quant à la définition de la pluriculturalité européenne, notons que cette
omniprésence de la notion de frontière correspond aussi à une forte prégnance de l'idée de
traduction. Sans vouloir remonter à des structures dialectales qui sont très complexes (Poche,
1994), mais ne sont pas singulières au continent européen, l'Europe est restée un continent sur
lequel sont en usage officiel pas moins de trente-quatre langues, pour une population de cinq
cents millions d'habitants environ4. Cette situation est sans équivalent dans le monde et les
événements récents ont surabondamment démontré que ces diverses « formes expressives » ne
correspondaient nullement au maintien pieux de traditions archaïques, mais tout au contraire à
l'affirmation d'une culture, c'est-à-dire d'une conscience identificatoire, d'une auto-référence,
tout à fait incontestables, à de très rares exceptions près, y compris lorsque, paradoxalement, le
sentiment d'appartenance au groupe est intense alors même que la langue, bien qu'officialisée,
est en forte régression (cas de l'Eire).
Deux exemples archétypiques vont nous permettre de mieux comprendre ce phénomène,
en tant qu'ils sont à la fois totalement significatifs de la pluriculturalité européenne et totalement
« mis à la marge » du discours public, traités, sous les aspects qui nous intéressent, comme
d'éternelles (sinon de malencontreuses) exceptions : il s'agit de la Suisse et de la Belgique (et,
pour ce dernier Etat, de la situation d'équilibre à laquelle il semble être parvenu après les
« accords de la Saint Michel », la réforme constitutionnelle de 1992 — Verdoodt, 1997 —). Ce
qui caractérise, historiquement et actuellement, les deux « pays » en cause, c'est la cohabitation
entre des systèmes culturels non seulement distincts mais fort éloignés, dans un cadre politique
tel qu'il assume, en ce qui concerne les matieres qui nous interessent, des fonctions a minima. Il en
résulte, chaque fois que la chose se révèle nécessaire, que les diverses sociétés, fédérées par le
pouvoir politique (en fait, sous l'angle culturel, il les confédéré, ainsi qu'on l'a dit plus haut),
peuvent sans réelle difficulté se proclamer des « sociétés distinctes », selon l'expression québécoise,
et qu'il n'existe pas réellement (plus, en ce qui concerne la Belgique) de « nation ». On
nous objectera, concernant ce dernier pays, qu'il a fallu un siècle de luttes pour en arriver là ;
mais l'argument n'est guère recevable, dans la mesure où le caractère « un et indivisible » de la
Belgique de 1830 ne correspondait qu'à une superstructure étatique « plaquée » sur un système
social dont la diversité était soigneusement passée sous silence. On voit donc bien réalisées les
deux caractéristiques que nous avons attribuées au modèle européen de société(s) : la distinction
radicale entre le registre du societal et celui du politique5 ; la persistance de la notion combinée
de limite culturelle et de traduction (au sens large).
Le fait que ces deux États aient conservé (ou abouti à) ce type de structure est, bien
entendu, lié à des facteurs historiques plus marqués qu'ailleurs. En fait, ils ne représentent jamais
qu'un cas de visibilité particulière d'un phénomène général. L'évolution de l'Autriche-Hongrie
donc dès leur formation, elle-même assortie d'ambiguïtés redoutables —, puis dès que la
contrainte des régimes socialistes se fut desserrée, tout comme les crises qu'ont récemment
connues, à des degrés divers, l'Espagne, la Grande-Bretagne et l'Italie, relèvent des mêmes
analyses. En fait, c'est toute l'Europe qu'on peut considérer comme un espace fragmenté (Poche,
1996), dans une contextualité historique qui a traversé les siècles, comme l'ont fait les frontières
linguistiques. Cette fragmentation n'a rien à voir ni avec le résultat des actuelles migrations, ni
avec la manière dont des Etats issus du colonialisme se sont appropriés l'espace, selon une
logique de prédation menée dès le départ avec des méthodes « modernistes » ; il s'agit au
contraire d'une très ancienne symbiose entre le groupe humain, le monde social et le monde
physique. On voit à quelle charge idéologique correspond le fait de la stigmatiser, avec une forte
connotation négative, comme relevant de résurgences « médiévales » ou de « nationalismes
ethniques ».
L'idéologie du métissage et la « métaculture »
Or cette dichotomie entre société et politique et cette pluralité culturelle fondatrice se
heurtent maintenant à une autre conception : celle de la reconstruction ex post de la société à
partir du politique, considéré comme l'outil de gestion des individus préalablement ramenés à
une mesure uniforme. Dans ces conditions, tout ce qui relève de la construction historique des
cultures, c'est-à-dire l'élaboration progressive d'une représentation du monde et de la place qu'y
tient l'individu, est considéré comme un rapport direct de l'individu et du groupe à une niche
historico-culturelle qui échappe au contrôle politique et ne peut qu'engendrer, dans une vision
post-moderne de la socialite, conflits, xénophobies et exclusions. Dans ce que certains penseurs
aventuristes n'hésitent pas à qualifier de nouvelle phase de l'évolution, au sens quasi darwinien
du terme, l'homme se trouverait confronté à une pluriculturalité certes, mais que l'on peut dire
fictive, parce qu'elle ne constituerait plus qu'un immense « patrimoine » mis à la disposition de
l'homme, ou plutôt du citoyen, universel. Mais les faits semblent prouver qu'une pareille dérive
n'a aucune raison théorique, non plus qu'aucune chance pratique, de correspondre à l'Europe,
c'est-à-dire de s'y limiter. En particulier, on ne voit aucune raison particulière de ne pas étendre
à la « culture américano-urbaine », déjà largement présente en France, les analyses du type
« métissage » que l'on propose, entre autres, à propos du Maghreb, mais aussi de l'Afrique noire.
On n'est plus alors dans la pluriculturalité, dans la « cohabitation culturelle » : on est dans la
trans- ou la métaculture, conception politique (et non plus sociétale), donc exogène, de la
culture, où la gestion de la sociabilité interindividuelle (atomistique) se substitue à l'exercice
permanent (endogène) de la socialite (la construction intersubjective du groupe face à son
contexte).
La cohabitation suppose donc comme élément nécessaire une certaine incompréhension de
l'autre (groupe), considérée comme une marque de respect et non, selon un paralogisme hélas
trop fréquent, comme une semence d'hostilité (Bruckner, 1994). Il serait au contraire assez facile
de montrer — ce qui dépasserait le cadre de cet article — que l'obsession de l'intercompréhension
a tout prix, outre qu'elle est une source perpétuelle de frustrations, engendre d'incessants
empiétements, de perpétuelles phagocytoses qui aboutissent à un magma chaotique au sein
duquel l'exercice de la violence individuelle devient, peut-être, le seul marquage identificatoire
possible.
Loin des querelles stériles sur les limites de l'Europe et sur son destin institutionnel (qui fait
courir le risque permanent d'un jacobinisme sans centre), l'héritage historique de celle-ci semble
bien au contraire consister dans une logique sociale de la gestion faible d'un éternel polycentrisme,
d'une éternelle fragmentation pour lesquels la limite extérieure n'a d'autre sens que celui
de l'extinction progressive de la représentation dans l'éloignement. L'Europe serait alors, face
au modèle américain de l'extension indéfinie de la horde des pionniers partant à l'aventure {Go
West /), face au modèle « asiatique » du quadrillage homothétique appuyé sur une bureaucratie
formaliste et moralisante, le modèle de la perpétuelle énigme, de la cité d'à-côté que l'on ne
comprendra jamais tout à fait, de l'étranger qui habite un espace autre, parle une langue autre,
mange et se vêt sur un mode qui n'est pas le nôtre et que l'on regarde avec considération, mais
sans boulimie de conquête ou d'absorption (de consommation, ces dernières décennies). Tant il
est vrai que seuls les rois — les souverains — conquièrent, et que les sociétés, les civilisations, se
caractérisent aussi par cela qu'elles acceptent d'ignorer.
mardi 15 juillet 2008
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