vendredi 18 juillet 2008

Pour une société de la connaissance

Jérôme Porée
Professeur de Philosophie univ. Rennes 1, membre du conseil scientifique du panel France

J’avoue une certaine perplexité devant cet intitulé : « une société de la connaissance » – perplexité que j’imagine partagée par bon nombre d’entre nous car pourquoi, sans cela, cette réunion ? « Société de connaissance » : c’est au mieux un titre, au pire un slogan. Mais la question, dans les deux cas, se pose : qu’est-ce que cela veut dire ? que mettre sous ce titre ? et comment faire pour que ce soit plus qu’un slogan ? On parlait, plus anciennement, de « société de progrès » ou de « société de liberté » : s’agit-il de la même chose ?
J’ai à l’esprit, en posant ces questions, l’idéal d’émancipation qui animait, au XVIIIème siècle, les penseurs des Lumières. Ces « lumières » étaient pour eux celles de la raison ; et cette raison était celle qui œuvre dans les sciences. C’est un fait : l’ignorant n’est pas libre. Aux sciences alors de délivrer l’homme de la nuit du préjugé, c’est-à-dire de la tradition (opposée a à la raison) et plus particulièrement de la tradition religieuse. L’âge positiviste, qui suivit celui des Lumières, renforça cette foi dans le progrès confondu tout entier avec celui des sciences et de leurs applications techniques. Le progrès des sciences et des techniques était censé entraîner mécaniquement le progrès général du genre humain. On sait ce qui advint. Nous ne croyons plus que l’émancipation de l’homme résulte du seul développement des sciences et des techniques. Une société de la connaissance n’est pas nécessairement une société de liberté. Ce n’est pas non plus nécessairement une société de progrès, si l’on donne à ce mot un contenu moral et non seulement épistémique ou technique.
Mais il me faut corriger à ce point la présentation caricaturale que j’ai faite à l’instant de l’idéal d’émancipation propre à l’esprit des Lumières.
D’abord, il ne s’agit pas, pour les penseurs des Lumières, d’accumuler les connaissances positives. Il s’agit d’ « apprendre à se servir de son propre entendement ». Le but n’est ni l’encyclopédisme ni le progrès matériel mais la formation du jugement autonome. Et ce but, faut-il le préciser, n’est pas seulement théorique : il est encore et d’abord éthique et politique. La connaissance, alors, n’est pas une fin en soi. Elle est un moyen au service de la liberté – intérieure comme extérieure.
Encore doit-elle, pour cela, mériter son nom. Qu’est-ce, en effet, qu’une connaissance véritable ? C’est pour nous, me semble-t-il, une question préalable. Je ne vais pas, bien sûr, me risquer à y répondre. Je me contenterai de suggérer, en revenant à notre intitulé, qu’une société de connaissance n’est pas une « société de l’information » ni une « société des savoirs ». Platon déjà nous l’avait appris : on ne comprend pas toujours ce qu’on dit ; et l’on ne sait pas toujours ce que l’on sait. C’est plus vrai encore à notre époque marquée par le vacarme grandissant des signes échangés. « Etre informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles », ironise Bernanos1 avant même le développement d’Internet et des autres techniques de communication. La connaissance, c’est l’information comprise ; c’est le savoir réfléchi. Elle ne contribuerait pas, sans cela, à la formation et à l’exercice du jugement autonome.
Encore dois-je apporter ici une autre correction à la présentation très sommaire que j’ai faite à l’instant de la pensée des Lumières. J’ai paru en effet réduire la connaissance à la seule connaissance scientifique. Or il faudrait distinguer sur ce plan déjà entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme et cesser de croire que les premières puissent servir de modèle aux secondes. Mais la science n’a pas le monopole de la connaissance. Il existe, autrement dit, plusieurs genres de connaissance. La philosophie, la littérature, les différents arts nous aident, à leur façon, à connaître le monde et à nous connaître nous-mêmes. Une société de la connaissance n’est pas une société où la science éclipserait toutes les autres formes de l’esprit et de la culture et déciderait seule du vrai et du bien2. Sur bien des choses, en effet, et peut-être sur les plus importantes, les experts n’en savent pas plus que nous. Ils ne peuvent nous dire, par exemple, ce qu’est le bonheur, ni ce qu’est une société juste, ni quel est le meilleur gouvernement possible. Et si la science s’oppose au sentiment et à l’opinion, il faut admettre qu’en ce qui regarde les fins de la vie humaine, le sentiment et l’opinion ont leur place à côté du raisonnement et de la démonstration. La science, à vrai dire, n’a même pas le monopole de la raison ; c’est ce que montrent, entre autres, le jugement moral, l’argumentation juridique ou la discussion publique.
Mais il me semble que nous devons aller plus loin ici que les penseurs des Lumières et surmonter encore l’opposition qui les arrêtait : celle de la raison et de la tradition. Le préjugé n’est pas seulement la mauvaise herbe qu’il faut arracher ; c’est encore le terreau qui rend la pensée féconde. Rien ne commence à partir de rien. Même la science ne peut être séparée de son histoire – qui inclut les formes de la connaissance pré-scientifique. Si nous ne le voyons pas, c’est que nous vivons à l’époque de la communication en temps réel – c’est-à-dire à durée nulle. Les choses nous paraissent n’exister qu’au temps de leur nouveauté ; et nous nous coupons nous-mêmes ainsi de tous nos héritages. Ce sont moins alors les penseurs des Lumières que ceux de la Renaissance qui doivent nous servir de guide. Car la Renaissance, telle qu’elle s’est comprise elle-même, implique un retour aux Grecs et aux Latins. Elle vit de l’idée qu’on ne fait de nouveau qu’avec de l’ancien et que les promesses de l’avenir sont souvent le trésor caché des traditions les plus anciennes. C’est à la connaissance historique que je pense alors plus encore qu’à la connaissance philosophique. Je ne crois pas nécessaire d’ailleurs d’opposer ici l’histoire et la fiction : ce sont deux modalités de l’acte de raconter, que l’on peut tenir pour constitutif de toute culture. Ce qui est en jeu dans les deux cas, c’est le sens qu’ont pour les membres d’une société donnée les connaissances dont ils disposent. Revenons aux connaissances scientifiques, dont j’ai dit la place éminente qu’elles avaient dans notre société. : elles ne prennent sens qu’intégrées à un récit dont la fonction la plus générale est de projeter au-devant de nous un monde possible, c’est-à-dire un monde que nous pourrions habiter (et cela pour le meilleur comme pour le pire ainsi qu’en témoigne aujourd’hui la littérature dite de science-fiction). Pour connaître mieux, il faut raconter plus.
Permettez-moi, pour terminer, un renversement rhétorique un peu facile. Je crois, en effet, qu’une société de connaissance implique une connaissance de la société et de ceux qui la font : quels sont leurs besoins ? mais surtout : quelles sont leurs tâches véritables et leurs aspirations profondes ? La compétition économique mondiale constitue-t-elle leur unique horizon ? On peut en douter. Une société de la connaissance ne peut être définie principalement comme une « société plus compétitive » et l’on ne peut que se féliciter, à cet égard, du découplage de ces deux notions dans la compréhension débrouillarde du projet de la communauté européenne ! L’émancipation des personnes importe davantage, en effet, que la rétention des cerveaux. Car la connaissance, certes, n’a pas sa fin en soi : elle doit être une connaissance au service de l’homme. Descartes parlait en ce sens d’une connaissance « utile à la vie ». Mais il entendait tout le contraire, ce disant, d’une connaissance utilitaire et, à plus forte raison, d’une connaissance inféodée aux impératifs géostratégiques et aux calculs économiques à court terme.
1 La Révolution de la liberté.
2 Pascal a raison : « La science des choses extérieures ne console pas de l’ignorance de la morale aux temps d’affliction » (Pensées).

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